JACQUELINE BERGERON (1942-2024)
Photographie de Jacqueline Bergeron, prise le 24 mai 2007 à l'IAP.Crédit : Jean Mouette
Jacqueline Bergeron, née le 28 janvier 1942 à Marseille, est décédée le 20 décembre 2024 à Paris, à l'âge de 82 ans, après avoir fait face avec beaucoup de courage durant près de trois ans aux suites d'un accident vasculaire cérébral qui l'a laissée hémiplégique. Elle était directrice de recherche émérite au CNRS.
Jacqueline fut très tôt une astrophysicienne reconnue dans la communauté internationale. En tout début de carrière, elle aborda des thèmes théoriques concernant les processus microscopiques dans les milieux dilués ionisés par des rayons de haute énergie (milieu intergalactique en particulier), notamment lors de plusieurs séjours à l'étranger, durant lesquels elle fut amenée à côtoyer des grands noms de l'astrophysique comme M. Rees, E. Salpeter, J. Gunn, W. Sargent, K. Thorne. Ses centres d'intérêt se déplacèrent vers l'observation des noyaux actifs et de leur environnement tout d'abord, puis des halos gazeux entourant les galaxies et du milieu intergalactique.
À partir des années 1980, elle fut fortement impliquée dans l'exploitation et la conception de plusieurs grands instruments de la discipline, et ce dans plusieurs domaines de longueurs d'ondes : visible, UV et X. Elle était toujours à l'affût d'observations décisives à effectuer ou de nouveaux thèmes à aborder et découvrit notamment la première galaxie absorbante sur la ligne de visée d'un quasar en 1985.
Parallèlement à une activité scientifique foisonnante et impressionnante par l'étendue des connaissances concernées et la diversité des techniques d'observation utilisées, Jacqueline assura de nombreuses et parfois très lourdes responsabilités, principalement au niveau international (secrétaire générale de l'UAI, Directrice Associée pour la Science à l'ESO, membre de nombreux comités, jurys ou groupes de travail).
La disparition de Jacqueline laisse un grand vide. Son énergie, sa vision très large de l'astrophysique et l'acuité de ses avis vont beaucoup nous manquer.
La carrière de Jacqueline Bergeron
Après des études à l'ESPCI, Jacqueline a effectué toute sa carrière au CNRS, d'abord comme Attachée de Recherche en 1969, puis Chargée de Recherche (1975) et Directrice de Recherche (1985).
Sur cette photo prise en été 1970, rassemblant les membres de l'Institut d'Astronomie de Cambridge (UK) et les visiteurs du moment, on voit Jacqueline à l'extrême gauche du second rang, aux côtés de Jean Audouze et de nombreux grands noms de l'astrophysique.
Crédit : Edward Leigh
Elle est arrivée à l’IAP dans le groupe d’Evry Schatzman en 1967, venant de Saclay, et elle y soutient en 1968 une thèse de 3e cycle sur les « Possibilités d'existence du milieu intergalactique ». Dès cette époque, elle effectue des brefs séjours à l'étranger et collabore avec plusieurs chercheurs anglais ou américains : J. Felten à Cambridge (UK, en 1969 - 1970), puis E. Salpeter à Cornell University (USA, 1971).
Dès 1967, elle entame - à l'IAP d'abord, puis à l'Observatoire de Paris-Meudon - une collaboration très fructueuse avec Suzy Collin-Zahn, sur le comportement des rayons cosmiques dans le milieu interstellaire et leur impact sur le chauffage du milieu ainsi que l’émission induite dans le domaine ultraviolet et X, et plus généralement sur les processus microscopiques de chauffage dans les milieux dilués chauds et les spectres de raies visibles émis par ces milieux. Ceci l'amène à soutenir une thèse d'état en février 1972 intitulée « Étude des milieux dilués hors équilibre thermodynamique », toujours sous la direction d'Evry Schatzman (jury : E. Schatzman, J.C. Pecker, J. Lequeux, S. Collin-Zahn).
Suzy évoque cette époque dans les termes suivants : « Rapidement, Jacqueline a montré des capacités incroyables à se démultiplier, étudiant et publiant sur plusieurs sujets en même temps. Travailleuse acharnée, elle avait dans chacun d’entre eux des apports fondamentaux. Elle se montrait très généreuse avec les jeunes, étant désireuse de faire connaitre tous les sujets liés à la cosmologie et aux quasars, et cela l’amena rapidement à donner des cours et de nombreux séminaires ».
Jacqueline effectue ensuite deux nouveaux séjours à l'étranger en tant qu'« Assistant Professor » (Cornell University en 1973 - 1974, puis au Caltech en 1974 - 1975). De 1976 à 1980, elle rejoint l'ESO à Genève comme visiteur de longue durée, sur invitation personnelle de Lo Woltjer. Ses activités sont alors principalement consacrées à l'observation et à l'analyse du spectre de raies d'émission des quasars et de galaxies naines ou irrégulières.
C'est en 1980 qu'elle revient à l'IAP où elle effectuera la majeure partie de sa carrière. Elle met alors à profit l'entrée en service du satellite IUE et des observations effectuées à l'ESO pour déterminer les propriétés de noyaux actifs. Vers le milieu des années 1980, son travail s'oriente vers l'étude des halos gazeux entourant les galaxies (on parle maintenant de « milieu circumgalactique »), révélés par les raies d'absorption détectées dans le spectre de quasars, situés loin en arrière-plan et simplement utilisés comme sondes. Ces activités l'amènent à collaborer avec plusieurs chercheurs de l'IAP, dont D. Kunth, P. Petitjean et P. Boissé.
En 1985, elle identifie pour la première fois, avec le télescope de 3,60m de l'ESO, une galaxie dont le halo ou disque gazeux est responsable d'un système de raies d'absorption détectées dans le spectre d'un quasar[1]. C'est une découverte majeure, qui a profondément marqué le développement de la cosmologie observationnelle. En parallèle, elle étudie les propriétés d'enveloppes ionisées étendues autour de galaxies actives avec F. Durret à l'IAP et poursuit divers travaux théoriques et de modélisation en relation avec toutes ces thématiques.
Paradoxalement, la spectroscopie des quasars dans le visible avec les grands télescopes au sol, fournit plus aisément des informations sur l'Univers lointain que sur l'Univers proche, qui requiert des observations dans le domaine UV. Le Hubble Space Telescope va permettre de combler ce fossé et Jacqueline Bergeron devient la responsable française d'un important programme-clé (développé par J. Bahcall et ses collaborateurs à partir de 1993), qui apporte de nombreux résultats essentiels, sur le milieu intergalactique de l'Univers proche en particulier.
De même, une dizaine d'années plus tard, Jacqueline assure le pilotage, au sein d'une large collaboration, d'un grand programme d'observation spectroscopique de quasars mettant à profit les excellentes performances du spectroscope haute-résolution UVES monté sur le VLT à Paranal. Ce projet fédérateur permet d'aborder de nombreux aspects des systèmes de raies d'absorption de quasars concernant aussi bien le milieu intergalactique, les milieux circumgalactiques et les disques de galaxies lointaines (z > 2). Ces systèmes d’absorption fournissent des informations uniques sur les propriétés du gaz telles que : cinématique, abondance des éléments lourds, présence de poussières associées au gaz. Les données issues de ce grand programme conduiront à de nombreuses avancées scientifiques.
À partir des années 1990, Jacqueline participe à de nombreuses études sur les quasars à grand décalage spectral, en collaboration notamment avec A. Omont, Sophia Yu Dai, C. Willott et P. Petitjean. Outre la recherche de quasars à z > 6 dans les relevés du CFHT, ces études concernent principalement la formation stellaire dans les galaxies hôtes, en combinant : i) l'émission submillimétrique et infrarouge mesurée par les observatoires spatiaux Herschel et Spitzer ; et ii) l'émission millimétrique et submillimétrique dans le continu et les raies de CO et C+, observée avec les télescopes de l'IRAM et ALMA ; ceci inclut certaines des premières observations dans ce domaine, notamment de galaxies ordinaires à z > 6 avec ALMA.
Après avoir activement contribué à la préparation de la mission européenne XMM-Newton en tant que « Mission Scientist », elle devient membre, pour cette même mission, du comité d'attribution du temps et participe à l'exploitation de relevés profonds avec G. Hasinger et ses collaborateurs. Toujours dans le domaine des rayons X, elle participe aux relevés effectués avec la mission Chandra, en collaboration avec R. Giacconi et son équipe.
Sur cette photographie prise le 8 février 2013 lors du traditionnel cocktail de l'UAI, on voit les trois astronomes français ayant assuré le Secrétariat Général de l'UAI : J.C. Pecker (1964-1967), J. Bergeron (1991-1994) et T. Montmerle (2012-2015).Crédit : DR
À côté de ces multiples résultats scientifiques de premier plan, Jacqueline assume de très nombreuses responsabilités pour la communauté française, européenne et mondiale. Ainsi, entre 1991 et 1994, elle est Secrétaire Générale de l'UAI, dans un contexte très complexe du fait de la dislocation de l'URSS (décembre 1991), alors que le Président de l'UAI, A. Boyarchuk, est soviétique, et I. Appenzeller Secrétaire Général Adjoint. Durant son mandat, elle contribue fortement à faire évoluer les structures au sein de l'UAI (ce qui a conduit à la création des Divisions) ainsi que le format des assemblées générales pour les rendre plus attractives, en y incluant des colloques purement scientifiques. Jacqueline est alors la seconde astrophysicienne, après Edith Müller (1976-1979), à assurer la responsabilité de Secrétaire Générale de l'UAI.
En 1994, elle est recrutée comme Directrice Associée pour la Science à l'ESO (Munich) pendant sept années, durant les mandats de Riccardo Giacconi et de Catherine Cesarsky à la tête de l'ESO.
Xavier Barcons, actuel Directeur Général de l'ESO, souligne le rôle très important qu'elle eut alors : « J'ai rencontré Jacqueline Bergeron pour la première fois lors d'un atelier sur les raies d'absorption des quasars au STScI à Baltimore en 1987. Le projet clé du HST sur les raies d'absorption Lyman-alpha à faible z battait son plein, et Jacqueline y jouait un rôle de premier plan. J'ai vu en Jacqueline une scientifique admirable et immensément active, très bien connectée et toujours passionnée (parfois avec des opinions bien arrêtées) par son travail. La passion pour la science était probablement l'attribut le plus visible qui émanait d'elle à tout moment. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises dans différents environnements astronomiques, en particulier dans le domaine de l'astronomie des rayons X. Nous étions tous les deux des partisans de l'observatoire XMM-Newton de l'ESA, et nous avons siégé dans plusieurs comités de l’ESA qui en discutaient. Jacqueline connaissait remarquablement la physique des AGN, sur laquelle elle avait travaillé tant aux États-Unis qu'en Europe. Elle était toujours prête à partager ses connaissances et à s'engager dans une discussion scientifique. La façon très ouverte dont elle interagissait avec ses collègues rendait cela très facile et positif. Je savais qu'elle avait passé beaucoup de temps à l'ESO, mais ce n'est que depuis que je suis devenu DG de l'ESO que j'ai réalisé l'impact profond qu'elle a eu à l'ESO, pour le rôle de la Direction de la Science qu’elle a instauré quand elle exerçait cette fonction. L'astronomie en général, et l'ESO en particulier, doivent beaucoup à Jacqueline. Son dévouement a laissé un héritage important. »
Bruno Leibundgut (Directeur de la Science à l'ESO) développe l'apport majeur de Jacqueline : « En 1994, elle a été nommée Directrice Associée pour la Science, un poste récemment créé pour structurer l'activité scientifique au sein de l'ESO. Dans cette fonction, Jacqueline conseillait le Directeur Général de l'ESO, Riccardo Giacconi, sur les sujets scientifiques. Elle a aussi initié et organisé des changements importants pour préparer l'ESO au VLT, à ALMA et aux futurs projets. Elle a mis en place la “faculté” des astronomes de l'ESO (ESO faculty) et défini les principes de promotion interne pour les scientifiques de l'ESO. Les activités scientifiques ont été rassemblées dans “l'Office for Science”, présent à la fois à Garching et à Vitacura, en soutien à tous les astronomes travaillant à l'ESO. L'Office for Science représente un lien important entre l'ESO et sa communauté. Suivant les recommandations d'un groupe de travail organisé par Jacqueline, l'ESO a réintroduit des grands programmes d'observation dans un format qui est encore en vigueur actuellement. Jacqueline a réformé le système de bourses ESO et l'a étendu à Vitacura. Pour les boursiers de l'ESO travaillant au Chili, elle a instauré la quatrième année de bourse, à passer dans un institut d'astronomie de l'un des états membres de l'ESO, de façon à faciliter la réinsertion de ces jeunes chercheurs dans la communauté astronomique européenne. Jacqueline avait une influence très bénéfique sur les jeunes chercheurs, astronomes ou opérateurs, en mettant en valeur leur recherche et en leur permettant de développer leur carrière. Ses appréciations sincères et honnêtes furent d'une grande valeur pour beaucoup d'astronomes de l'ESO. Sa vision favorisant le recrutement de personnels fortement orientés vers la recherche, aptes à fournir des avis sur la construction et l'utilisation des installations de l'ESO, s'est avérée extrêmement fructueuse et a contribué à faire de l'ESO un leader mondial pour l'astronomie au sol. »
Au cours des 20 dernières années Jacqueline joua un rôle de premier plan dans le réseau ASTRONET, regroupant les agences européennes de financement de l’astronomie, dont la mission était de présenter des recommandations sur les installations astronomiques européennes pour la décennie 2020. Elle présida l’un des quatre groupes de travail, « How do galaxies form and evolve? » du premier rapport Science Vision publié en 2007. Elle coprésida le groupe de même nom qui a rédigé la révision de ce rapport en 2012. Enfin, elle coprésida le groupe de travail sur les télescopes de la classe 2-4m qui a publié son rapport en 2010. Elle fut également membre du groupe de travail ESO-ELT qui a fonctionné de 2005 à 2012, et qui a entre autres produit le Design Reference Mission de l'ELT publié en 2011.
Photographie de Jacqueline Bergeron prise à Munich à l'occasion de la célébration des 50 ans de l'ESO, le 4 septembre 2012.Crédit : M. McCaughrean (ESA/ESO)
Jacqueline fut aussi membre du comité français de l'ESO durant de nombreuses années (2002 – 2016). Elle fit partie de multiples comités d'attribution de temps (pour le HST, XMM, CFHT, télescopes de l'ESO, ALMA), de comités de sélection pour plusieurs prix (Fondation Gruber, prix Tycho Brahe de l'EAS), du comité d'attribution de financements ERC, et enfin de comités d’évaluation et de visite de plusieurs laboratoires et agences à l'étranger (Allemagne, Portugal).
A l'IAP, Jacqueline a eu une importante activité de formation de jeunes à la recherche par l'encadrement de stages et thèses et elle a longtemps supervisé le programme d'accueil de visiteurs étrangers.
Enfin, on doit souligner qu'elle fut toujours très attentive à défendre la place des femmes dans la recherche.
Au-delà des brillants résultats qu'elle a obtenus durant toute sa carrière, Jacqueline a fourni un apport remarquable à la discipline, par sa vision d'ensemble des thématiques extragalactiques, par son immense expérience de l'observation en astrophysique dans plusieurs domaines spectraux, et par l'inépuisable énergie qu'elle déployait pour faire avancer les projets. Nous lui témoignons ici notre profonde reconnaissance.
Distinctions obtenues par Jacqueline Bergeron
Nomination dans l'ordre de la Légion d'Honneur en 2001.
Prix Claude Berthault de l'Académie des Sciences en 2010.
Article [1] (en anglais) dans Astronomy & Astrophysics : Bergeron, J. 1986, Letter to the Editor, 115, L8, « The MG II absorption system in the QSO PKS 2128-12 : a galaxy disc/halo with a radius of 65 kpc ». Rédaction : Patrick Boissé, avec l’aide de Alain Omont et la contribution de nombreux collègues que nous remercions chaleureusement.
Mise en page : Jean Mouette
Janvier 2025