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À LA DÉCOUVERTE DES ORIGINES DE L’UNIVERS GRÂCE À UNE MACHINE MATHÉMATIQUE À REMONTER DANS LE TEMPS

Des progrès combinés en cosmologie, en mathématiques et en informatique réalisés par une équipe pluridisciplinaire ont permis de construire une nouvelle méthode mathématique qui a le potentiel d’apporter un éclairage nouveau sur la formation des structures tout au long de l’histoire de l’Univers. L’article qui décrit cette méthode par Sebastian von Hausegger (Université d’Oxford), Bruno Lévy (Université de Lorraine, Inria, LORIA) et Roya Mohayaee (IAP, CNRS, Sorbonne Université), a été publié dans Physical Review Letters, et a été sélectionné par le magazine Physics, qui met en lumière les résultats déterminants en physique.

Cette nouvelle méthode permet de remonter le temps à partir d’une carte en trois dimensions du cosmos, et de reconstruire à rebours les mouvements de toutes les galaxies (et à plus grande échelle, de leur arrangement : la structure de l’Univers à grande échelle), en partant du temps présent jusqu'à l’origine de l’Univers (il y a 13,7 milliards d’année) ; cela se fait en supposant qu'à l’origine l’Univers était bien plus chaud, bien plus dense et bien plus homogène que maintenant (le modèle du Big Bang).

Pour construire cette méthode, l’équipe pluridisciplinaire a travaillé tout au long des 7 dernières années à construire un langage commun entre la physique, les mathématiques et l’informatique. Le point de départ est le principe de moindre action, qui décrit l’évolution d’un système physique comme un « chemin le plus court » dans l’espace et dans le temps. Par exemple, un cas bien connu de ce principe implique que l’électricité emprunte toujours le chemin le plus court. D’une manière générale, selon ce principe, les trajectoires des points d’un système, définies par les positions et vitesses en fonction du temps, sont celles pour lesquelles une quantité appelée « l’intégrale de l’action » est minimale. Pour reconstruire l’histoire de l’Univers, l’idée est de traduire dans le cas de la gravitation ce principe physique en un équivalent informatique, calculable sur un ordinateur, et pouvant fonctionner à l’envers, c’est-à-dire en remontant le temps. C'est ce que permet de faire le transport optimal, un outil mathématique que l’équipe étudie en collaboration avec le mathématicien Yann Brenier (Université de Paris-Saclay), l’un des principaux inventeurs de cette théorie. Ceci leur a permis de mettre en évidence et d’exploiter des propriétés de l’intégrale d’action, et ainsi aboutir une nouvelle méthode très efficace, pouvant être pour la première fois appliquée à des centaines de millions de galaxies.

Figure 1 : Le transport optimal appliqué à l'astronomie Figure 1 :
Haut : Le problème du transport de masse a été initialement formulé par Monge avant la Révolution française. Chargé de réaliser des plans de fortifications, Monge visait à trouver comment transporter la terre d’un nombre N de trous excavés (déblais) au même nombre de monceaux de gravats (remblais) tout en minimisant le produit total de la masse transportée et de la distance parcourue (Monge 1784). Ce problème a une structure mathématique riche qui a été révélée plus tard par plusieurs avancées en mathématiques fondamentales (voir la revue de Villani (2009).
Bas : Le problème de la reconstruction en cosmologie, c’est-à-dire comment remonter dans le temps et reconstruire l’histoire de l’Univers, et donc les détails l’émission du rayonnement de fond cosmologique à partir de la seule connaissance des positions actuelles des galaxies. Ce problème est formulé par l’équation de Monge-Ampère dont la solution réside dans la solution du problème initial de Monge.
Crédits : Carte Maximum, Beaune, 13/10/1990 - iStock.com/Annika Gandelheid - ESA et la Collaboration Planck - T.H. Jarrett (IPAC/SSC) - Roya Mohayaee

Le transport optimal étudie la manière de transporter de la matière depuis un ensemble de positions (les « tas » sur la Fig. 1) vers d’autres positions (les « trous » sur la Fig. 1) tout en minimisant l’« effort », défini comme le produit de la masse transportée par la distance parcourue. Ce problème a été étudié par Gaspard Monge, peu avant la révolution française, afin de planifier des travaux de terrassement. Cette idée de minimiser un certain « effort » ressemble au principe de moindre action, à la différence que la variable temps n’y apparait pas. Toutefois, dans certains cas bien spécifiques, la variable temps disparait et les deux problèmes deviennent équivalents. Dans le cas de la reconstruction de l’histoire de l’Univers, minimiser l’action revient en première approximation à minimiser l’énergie cinétique, ce qui implique que toutes les particules se déplacent en ligne droite à vitesse constante. Sous cette hypothèse, la seule question qui reste à déterminer est de savoir quelle particule provient de quelle position initiale. Ainsi, le problème de minimisation de l’action devient équivalent au problème du transport optimal (Benamou, Brenier 2000). Une fois que les positions initiales et finales des trajectoires sont déterminées, il est ensuite possible de prendre en compte des mouvements plus complexes des particules, en intégrant par exemple les termes de l’action correspondant à l’expansion de l’Univers.

Roya Mohayaee, chercheuse CNRS à l’Institut d’astrophysique de Paris, fut pionnière dans la formulation du problème de reconstruction de l’histoire de l’Univers en terme de théorie du transport optimal, dès 2002, en collaboration avec Yann Brenier ainsi que les physiciens et cosmologistes Michel Hénon, Uriel Frisch, Sabino Matarrese and Andrei Sobolevski. Mais l’efficacité des algorithmes disponibles à l’époque ne permettait pas de les appliquer sur des grandes quantités de données permettant de modéliser la répartition de la matière dans l’Univers avec suffisament de précision. Les avancées dans le domaine des sciences du numérique, et l’expertise de Bruno Lévy (Université de Lorraine, Inria, LORIA), directeur du centre Inria Nancy Grand-Est, en particulier en géométrie numérique, ont permis le développement d’un nouvel algorithme de calcul et son implantation sous forme de programmes très efficaces.

La nouvelle méthode utilise une formulation particulière du transport optimal, dite semi-discrète, car elle transporte une distribution uniforme et continue de matière vers un ensemble discret de points. Cette formulation a deux avantages : (1) d’une part elle correspond exactement au contexte de la reconstruction cosmologique, qui suppose une condition initiale homogène, et une condition finale où la matière s’est condensée en galaxies et amas de galaxies, représentés à cette échelle par des points ; (2) d’autre part, en exploitant sa structure mathématique (la fonction optimisée par la méthode est régulière, c’est-à-dire que toutes ses dérivées sont continues, et elle est concave, c’est-à-dire que tout segment reliant 2 points de la fonction est au-dessous de celle-ci, ce qui implique un maximum unique). De plus, comme il transporte des régions de l’espace plutôt que des points individuels, l’algorithme numérique est beaucoup plus rapide que les méthodes précédentes. Ainsi il peut être appliqué pour la première fois à des centaines de millions de galaxies. Il détermine la structure des régions de l’espace qui se sont effondrées pour former chaque galaxie. Ces régions forment un objet mathématique (appelé diagramme de Laguerre), que l’on peut calculer exactement, grâce à des algorithmes spécialisés. La Figure 2 montre l’état final d’une simulation d’une région de l’Univers comportant 180 millions de galaxies, et à droite un zoom sur une partie du diagramme de Laguerre correspondant à la condition initiale reconstruite (le diagramme de Laguerre complet comporte 180 millions de régions). Une fois que la condition initiale est reconstruite, il est possible de reconstruire les trajectoires des galaxies, en minimisant l’intégrale d’action. Sur la Figure 3, on peut voir les trajectoires reconstruites, ici à partir d’une simulation en 2 dimensions, afin de faciliter la visualisation des trajectoires. Une animation de cette reconstruction apparait dans la vidéo plus bas.

Figure 2 : Reconstruction d'une région de l’Univers au moyen de la méthode de transport optimal Figure 2 : Reconstruction d'une région de l’Univers au moyen de la méthode de transport optimal.
Gauche : Simulation en 3 dimensions d’une région de l’Univers contenant 180 millions de galaxies, chacune représentée par un point.
Centre : Zoom de l’image de gauche restreinte à un cube.
Droite : Nouveau zoom sur l’image centrale, mais cette fois montrant les conditions initiales reconstruites, c’est-à-dire indiquant pour chaque galaxie du nouveau sous-cube central la zone de l’espace d’où sa matière est provenue ; c’est un diagramme de Laguerre, dans lequel chaque polyèdre correspond à une des 180 millions régions de l’espace qui s'est effondrée pour former une galaxie.
Crédit : Bruno Lévy

Figure 3 : Exemple de reconstruction en 2 dimensions Figure 3 : Exemple de reconstruction en 2 dimensions.
Gauche : Simulation de l’observation des positions des galaxies au temps présent.
Centre : Fluctuations initiales de densité de matière reconstruites par la méthode de transport optimal à partir de la carte de gauche.
Droite : La reconstruction produit également les trajectoires des galaxies ayant conduit à la carte de gauche.
Crédit : Bruno Lévy

La méthode a le potentiel de permettre de mieux comprendre la formation des grandes structures dans l’Univers, en mettant en relation ce qu’on en observe de nos jours avec les phénomènes qui se sont produits durant les 380 000 premières années d’existence de l’Univers, lorsqu’il était sous forme de plasma (voir Encadré 1).


1. Le plasma primordial

Aux tous premiers temps, l’Univers se présentait comme une gigantesque étoile, entièrement sous forme d’un plasma mêlant les composants des noyaux atomiques, les protons et les neutrons, et des électrons, qui normalement constituent les atomes, mais ici se déplaçaient librement dans le plasma en raison de sa très forte température. Deux forces étaient alors en équilibre : la gravité, tendant à faire s’effondrer la matière sur elle-même, et la lumière (force électromagnétique), exerçant une « pression » s’opposant à cet effondrement. En effet, même si les photons qui constituent la lumière, n’ont pas de masse, ils transfèrent de l’énergie aux noyaux atomiques lors de leurs chocs avec ceux-ci. L’effet d’ensemble de ces photons est le même que la pression d’un liquide, qui l’empêche de se comprimer (dans les étoiles, dans lesquelles le même phénomène a lieu, on parle d’équilibre hydrostatique). Pendant ces 380 000 premières années, les électrons étaient libres de se déplacer, et leurs interactions fréquentes avec les photons rendaient impossible la propagation de la lumière sur de grandes distances : l’Univers était donc opaque.


Le plasma originel n’était pas parfaitement uniforme, mais contenait des petites variations locales de densité, très faibles, environ un 100 000e de la densité moyenne). Par l’effet combiné de la force de gravité et de la pression exercée par la lumière, ces variations de densité ont conduit à la propagation d’ondes de pression, de même nature que des ondes sonores, appelées les oscillations acoustiques des baryons (BAO pour « Baryonic Acoustic Oscillations » en anglais, les baryons désignant les protons, neutrons et électrons présents dans les noyaux atomiques). La répartition spatiale de ces variations s’est vu « figée » dans la matière au moment de la recombinaison, quand la lumière a cessé d’interagir étroitement avec la matière (voir Encadré 2). Dans le rayonnement de fond cosmologique, on mesure à la fois les petites variations de densité initiales, et l’empreinte des oscillations acoustiques des baryons, qui ont pu être mesurées très précisément par le satellite Planck. L’empreinte des oscillations acoustiques des baryons a ensuite évolué au cours du temps, soumise à l’influence de la gravité et à l’expansion de l’Univers, jusqu’à se traduire dans la répartition des galaxies et des grandes structures (amas et super amas de galaxies). Ainsi, cette empreinte a été brouillée et considérablement atténuée par la gravité durant les quelques 13,7 milliards d’années d’histoire d’évolution de l’Univers après la recombinaison.


2. Le rayonnement de fond cosmologique

Au bout de 380 000 ans, le plasma s’était suffisamment refroidi pour que les noyaux atomiques puissent capturer les électrons (ce qu’on appelle la « recombinaison ») et former principalement des atomes d’hydrogène. Les électrons cessèrent de diffuser les photons, qui purent ainsi s’échapper : l’Univers était devenu transparent, perméable à la lumière. On détecte toujours à l’heure actuelle la lumière émise à cette époque. Elle apparaît à présent sous forme de rayonnement dans le domaine des micro-ondes (le rayonnement de fond cosmologique). Ce rayonnement est responsable d’une bonne partie des parasites qu'on observe sur une vieille télévision analogique.


En permettant de « faire remonter le temps » à une carte de la densité de matière dans l’Univers, la nouvelle méthode permet de reconstruire avec une grande précision le signal initial correspondant aux ondes acoustiques. Un ensemble de tests réalisés sur des simulations numériques de l’évolution de l’Univers menées par Sebastian von Hausegger (post-doctorant au Rudolf Peierls Center for Theoretical Physics à l’Université d’Oxford) montrent que cette reconstruction est visiblement plus précise (voir Fig. 4) que la méthode de reconstruction dite « standard » qui fut conçue à l’origine par Eisenstein, Seo, Sirko et Spergel, et demeure couramment utilisée. La reconstruction standard utilise une approximation des champs de densité par lissage (permettant la réduction des irrégularités et singularités), et n’a pas les mêmes propriétés mathématiques que la nouvelle méthode (fonction régulière et concave). La nouvelle méthode permettra à terme de mettre en relation ce profil d’ondes acoustiques reconstruit à partir de la répartition de la matière au temps présent, avec celui mesuré dans le rayonnement de fond cosmologique. Ainsi, cette méthode a le potentiel d’offrir un nouvel outil d’investigation pour tenter de répondre à plusieurs questions. Il existe encore de grandes questions ouvertes en cosmologie, à savoir sur les lois de la physique qui régissent l’histoire de l’Univers et la formation de ses structures à grande échelle. Par exemple, des calculs et des observations indirectes laissent supposer qu'on n'arrive à détecter directement que 10% de la matière présente dans les galaxies. Les 90% restant (qu'on a appelé « matière noire ») résistent à tout moyen de détection direct. Il n’est pas encore tranché s’il s’agit de matière exotique qui n'interagit pas directement avec les baryons ni la lumière, ou s’il faut remettre en cause des lois de la gravitation et de la relativité générale. D’autre part, on sait depuis les années 90 que l’expansion de l’Univers a considérablement accéléré durant les 4 derniers milliards d’année. Pour mettre en accord les équations du modèle et la réalité, il a fallu réintroduire dans les équations de la Relativité Générale un terme qu'Einstein avait abandonné (la constante cosmologique), et on lui a donné le nom d’énergie sombre, mais on en ignore toujours la nature. Les profils des ondes acoustiques étant dépendants des modèles de matière noire et d’énergie sombre, le nouvel outil permettra de poser des contraintes sur ces modèles.

Figure 4 : Reconstruction des oscillations acoustiques de baryons

Vidéo : Animation de la distribution de matière en 2 dimensions de la Fig. 3 à toutes les époques depuis les conditions initiales jusqu’au temps présent, reconstruite par la méthode de transport optimal.
Crédit : Bruno Lévy

Figure 4 : Les oscillations acoustiques de baryons se caractérisent par l’alternance de pics et vallées ressemblant à des ondes visibles dans l’intensité du rayonnement cosmologique (voir Encadre 1) en fonction de la fréquence spatiale (en abscisse, ou h~0.67 est une normalisation provenant des paramètres mesurés par la mission spatiale Planck, et un megaparsec, noté Mpc, correspond à 3,26 millions d’années-lumière). Ces oscillations furent figées dans le rayonnement cosmologique émis lors de la recombinaison de la matière il y a 380 000 ans (voir Encadré 2), et mesurées au temps présent par la mission Planck, entre autres. Le graphe montre en ordonnées l’écart relatif (en pourcentage) à un Univers sans oscillations acoustiques de baryons. L’objectif de la méthode de reconstruction par transport optimal vise à reconstruire les oscillations (en pointillés noir), à partir des oscillations actuelles dans la distribution de la matière (en pointillés gris). La reconstruction de Monge-Ampère-Kantorovich (MAK, en bleu sombre) parvient à une reconstruction presque parfaite des oscillations acoustiques à toutes les fréquences. Alors que la méthode standard de reconstruction (en bleu clair) est moins précise, en particulier au grandes fréquences spatiales.
Crédits : Sebastian von Hausegger, Bruno Lévy, Roya Mohayaee

Motivés par la conviction que des découvertes importantes sont à réaliser à la frontière des trois disciplines que forment la physique, les mathématiques et l’informatique, la chercheuse et les chercheurs de l’équipe continuent d’explorer les applications du transport optimal en cosmologie. Elle et ils prévoient d’appliquer leur méthode aux prochaines et futures données observationnelles de l’instrument DESI (Dark Energy Spectroscopic Instrument) à l’Observatoire National du Kitt Peak, de la sonde Euclid de l’ESA, et de l’observatoire LSST Vera Rubin (qui devrait être opérationnel en 2023). Ces relevés fourniront de nouvelles cartes étendues de la distribution des galaxies en trois dimensions (du type de la simulation de la Fig. 2), que la méthode de transport optimal utilisera pour remonter dans le temps et en déduire les oscillations acoustiques des baryons, ce qui permettra de tester différents modèles de la matière noire et de l’énergie sombre.

Liens

puce  Article (en anglais) dans Physical Review Letters : von Hausegger, Lévy, Mohayaee, 2022, « Accurate Baryon Acoustic Oscillations reconstruction via semi-discrete optimal transport » (Version publique)

puce  Article (en anglais) dans Physics : Wright, 2022, « Turning Back Time on Space »

puce  Article (en anglais) dans Monthly Notices of the Royal Astronomical Society : Lévy, Mohayaee, von Hausegger, 2021, « A fast semi-discrete optimal transport algorithm for a unique reconstruction of the early Universe » (Version publique)

puce Article (en anglais) dans Numerische Mathematik : Benamou, Brenier, 2000,« A computational fluid mechanics solution to the Monge-Kantorovich mass transfer problem » (PDF)

puce Article dans Images des Mathématiques: Brenier, Viéville, 2012, « La brouette de Monge ou le transport optimal »

Référence

puce Livre (en anglais): Villani, 2003, « Topics in Optimal Transportation » (Graduate Studies in Mathematics, American Mathematical Society)

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Août 2022

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